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Les premières décennies du XXe siècle voient se déployer une véritable école familiale de photographie issue du foyer Decker. Francis, René, Jacques et Jean, fils de Théodore et Rosa, deviennent chacun à leur manière des artistes, des artisans de la lumière, des témoins de la vie bretonne et française. Leurs studios s’ouvrent à Vannes, Vernon, Évreux, Saumur, attirant une clientèle nombreuse. Ils photographient les familles, les soldats, les enfants, les rues et les événements officiels.
Mais la photographie n’est pas seulement un métier : c’est un langage qui permet aux fils Decker d’exprimer la sensibilité héritée de leur père, musicien, et de leur mère, femme ouverte sur le monde. Leurs vies artistiques sont aussi marquées par les épreuves de l’histoire : la Grande Guerre, l’Entre-deux-guerres, l’Occupation et la Résistance. René sera arrêté puis libéré, Jacques et Jean mourront des suites de la déportation, victimes de leur engagement.
Ce chapitre retrace cette aventure artistique et humaine, de la Belle Époque aux années sombres, dans une Bretagne qui change.
Lorsque les années 1900 s’ouvrent sur une Europe fascinée par la modernité, la famille Decker vit un tournant. Les enfants de Théodore et Rosa ont grandi. Les tout-petits courent encore dans le jardin de la maison familiale, mais les aînés sont désormais des jeunes gens. Ils cherchent leur voie dans le monde. Certains, comme Francis, ont déjà révélé un talent artistique indéniable.
Dans un foyer où la musique résonne chaque soir, où l’on parle plusieurs langues, où les livres et les partitions donnent une âme à la maison, la sensibilité artistique des enfants s’est développée avec une évidence naturelle. La photographie, encore jeune comme art et comme métier, attire plusieurs d’entre eux.
À Vannes, dans les rues encore pavées de la vieille ville, de premiers appareils, parfois rudimentaires, circulent. Les frères Decker se passionnent pour la lumière, la composition, le cadrage. La photographie devient une promesse.
Leur père, Théodore, observe leurs penchants avec la bienveillance d’un artiste qui reconnaît dans l’œil de ses fils la même concentration qu’il mettait jadis à écrire ses partitions.
Cette génération Decker, née entre 1879 et 1901, va transformer la photographie vannetaise et participer à l’histoire visuelle de toute une région.
La Belle Époque transforme la Bretagne. Vannes change de visage : les rues s’illuminent peu à peu de lampes électriques, les vitrines se multiplient, les familles bourgeoises s’installent dans les quartiers nouveaux. Les bateaux circulent sur le port, apportant des marchandises, des voyageurs, des idées.
La photographie connaît une expansion extraordinaire. Les appareils deviennent plus accessibles. Les studios se multiplient. On ne photographie plus uniquement les grandes occasions, mais aussi la vie ordinaire : les mariages, les communions, les portraits d’enfants, les fêtes scolaires.
Pour une famille comme les Decker, déjà imprégnée de sens artistique, cette nouvelle technologie ouvre un monde neuf, presque illimité.
Francis, né en 1885, est le premier des fils à s’engager pleinement dans la photographie. Enfant, il observait son père travailler, fasciné par l’attention que Théodore portait aux détails. Il écoutait Rosa raconter l’histoire de sa famille dans les Indes britanniques et des récits traditionnels anglais et-écossais, imaginant des paysages lointains qui nourrissaient déjà son imagination.
À l’adolescence, il obtient son premier appareil, un instrument simple mais suffisant pour déclencher une passion. Il photographie la maison familiale, les rues de Vannes, les visages des voisins. Il expérimente, développe lui-même ses clichés dans une pièce transformée en laboratoire.
“Le métier de photographe me tentait. Rien d’étonnant à cela car je pratiquais déjà l’art de la photographie depuis plusieurs années en me fournissant en plaques, papier, produit et matériel chez le professionnel le plus réputé de la ville...”, écrit-il dans son livre “Vannes à la Belle Époque” où il relate ses souvenirs d’enfance et de jeunesse.
Devenu adulte, il ouvre un studio à Vannes. Très vite, sa réputation grandit. Les familles de la ville viennent se faire photographier par « Monsieur Decker ». Mais Francis ne se contente pas des portraits officiels. Il sort de son studio, traverse les places, longe les remparts, arpente le port.
Ses clichés de Vannes à la Belle Époque, publiés plus tard dans son ouvrage, deviennent un trésor historique, un témoignage irremplaçable sur une ville en transformation.
En 1945, il est élu maire de Vannes, fonction qu’il exercera vingt ans, jusqu’en 1965.
La photographie a façonné son regard, mais c’est son rapport au monde, forgé dans la maison Decker, qui guidera son action publique.
René, né en 1889, suit la voie de son frère, mais son destin l’emporte vers la Normandie. Il travaille d’abord à Vernon, puis à Caen, où il ouvre un studio.
Ses premières années sont faites d’efforts silencieux. Il apprend à maîtriser la lumière instable des ateliers improvisés, à calmer les enfants nerveux, à fixer l’instant avec l’assurance d’un artiste. Ses clichés sont réputés pour leur douceur, leur capacité à révéler les traits les plus humains d’un visage.
Lorsque la guerre éclate, René choisit de résister. En 1941, il est arrêté, interrogé, torturé. Son studio est fouillé, son matériel saisi. Il survit, miraculeusement, et sera libéré en 1942.
Cette période marque profondément l’homme. Ses photographies d’après-guerre montrent une gravité nouvelle. Dans ses portraits, on lit la mémoire des années sombres. Pourtant, il continue à travailler avec une humilité admirable, fidèle à l’esprit des Decker.
Jacques, né en 1893, et Jean, né en 1896, connaissent des destins parallèles, presque jumeaux, faits de talent, d’engagement et de tragédie.
Tous deux deviennent photographes dans des villes différentes : Jacques à Évreux, Jean à Saumur. Tous deux ouvrent des studios, prennent des portraits, fixent sur leurs plaques de verre la vie provinciale de la France du début du XXe siècle.
Leurs photographies témoignent de leur finesse d’observation. Jacques, plus réservé, compose des portraits sobres, très travaillés. Jean, plus vif, saisit des instants naturels, presque volés.
Lorsque la guerre survient, ils entrent en Résistance.
Dans le réseau de la Confrérie Notre-Dame — celui fondé par leur neveu, le futur colonel Rémy — Jean joue un rôle particulièrement actif.
La répression nazie ne leur laissera aucune chance.
Jacques est arrêté, déporté, revient en France dans un état voisin de la mort, et s’éteint peu après, en 1945, venant d’apprendre la mort de son fils Paul, Résistant fusillé le 21 août 1944, à l’âge de 21 ans.
Jean meurt en déportation, la même année.
Leur disparition marque l’une des tragédies les plus profondes de la famille.
Leur mémoire demeure dans leurs œuvres : des milliers de clichés conservés, parfois dispersés, parfois anonymes, mais portant la marque de leur main.
Théodore est déjà mort depuis quinze ans, en 1930, et Rosa l’a suivi dans l’année d’après. Ils n’ont pas connu le sort atroce de leurs fils, Jacques et Jean, 11ème et 12ème enfant, et de leur petit-fils Paul, fils de Jacques.
Entre 1900 et 1945, les enfants Decker ont donné à Vannes, à la Bretagne et à plusieurs régions françaises un patrimoine photographique d’une richesse extraordinaire.
Francis, maire et photographe, marque de son empreinte la vie locale.
René, artiste et résistant, transmet à ses clichés une humanité fragile.
Jacques et Jean, morts pour la France, incarnent le sacrifice de leur génération.
Tous ont hérité de la sensibilité artistique et morale de Théodore et de Rosa. Tous ont inscrit dans la lumière d’un négatif une part de leur âme.
Leur histoire n’est pas seulement celle d’un métier ou d’une forme d’art : elle est celle d’une famille dont la vocation à témoigner, transmettre et créer a traversé les guerres, les deuils et les renaissances.
Ainsi s’achève ce chapitre, prélude à un autre mouvement de la grande fresque familiale : celui où la photographie, la musique, la Résistance et l’éducation se rejoignent dans la Bretagne du XXe siècle.